« On n’est pas là pour acheter un bout de terrain »
Par Gaël couturier, photos The North Face, Overstim’, Manu Molle, Damiano Levati, Dan Milner, Tristan Shu.
Sébastien est une légende de l’ultra trail running français et un des meilleurs au monde. Je le connais bien. Je l’ai pour la première fois croisé en 2008, lors du Lybian Challenge. A l’époque, Kadhafi régnait encore d’une main de fer sur la Libye et la région de l’Akakus où se déroulait la course, dans le désert de Ghat, à l’Ouest du pays. Ce bout de Sahara restait accessible à quelques rares privilégiés, mais toujours sous un contrôle très strict de l’armée du colonel. C’était un terrain vierge et hostile, minéral, une sorte de Tatooine, la planète déserte de Star Wars. L’épreuve sentait bon l’aventure, la vraie, celle que Sébastien aime et défend.
Entretien exclusif avec un mec qui n’a ni froid aux yeux ni la langue dans sa poche.
RUNNING CAFÉ : Seb, on va commencer par un petit jeu si tu veux bien. Je te cite des noms d’athlètes et tu me dis une phrase ou deux sur eux, comme ça, très vite. Tu me balances ce qui te vient en tête, sans censure. Go :
Dawa Sherpa « Une légende ! »
Marco Olmo « Pareil : une grande légende »
Vincent Delebarre « Il a écrit l’histoire »
Kilian Jornet « Kilian a écrit une nouvelle page de l’histoire et puis il a tiré tout le monde vers le haut »
Julien Chorier « Athlète très complet, capable de faire de l’ultra trail comme du triathlon ou des marathons purs »
Xavier Thévenard « Jeune en devenir »
François D’Haene « Encore trop sur un nuage »
Thomas Lorblanchet « A changé d’état d’esprit – il ne prend enfin plus les gens de haut – et a fini par arriver dans le monde du trail et de l’ultra. Avec lui je passe désormais de supers moments »
Scott Jurek « The big légende et, accessoirement, un très bon ami »
Hal Koerner « Super gars, mais beaucoup trop discret »
Karl Meltzer « Un mec qui a des records, des anciens comme des nouveaux, notamment la traversée des montagnes Appalaches (3524,5 km en 45 jours, 22h et 38 minutes, ndlr), et puis qui a gagné 5 fois la Hardrock. Pour moi Karl fait partie de cette liste de coureurs qui ont fait évoluer l’ultra trail ».
Jason Schlarb « Ultra trailer en devenir »
Timothy Olson « Son histoire personnelle. Elle est juste incroyable. C’est un ancien junkie qui s’en est sorti par le trail. Il était au fond du trou, c’était un mec qui zonait dans les rues, presque un sans abri. Énorme histoire. C’est le phœnix, une résurrection »
Rob Krar « Super fort coureur, mais malheureusement trop fragile »
Andrew Miller « Plus jeune vainqueur de la Western States, à 20 ans. Athlète en devenir : il faut voir à pas griller les cartouches… »
Dean Karnazes « Le golgoth de chez The North Face. C’est une légende pour la marque ».
David Goggins « Ah…non, connais pas… »
Anna Frost « Frostie, c’est une super coureuse mais malheureusement elle fait un peu le yoyo. C’est un jour oui un jour non »
Darcy Piceau Africa « Une légende trop discrète – 3 fois la Hardrock quand même ! Une femme extraordinaire. D’une gentillesse rare »
Krissy Moehl « L’année où elle re-gagne l’UTMB, c’est en 2009 quand je fais deuxième, elle était au top de sa forme je crois. Je pense qu’elle est une top ambassadrice pour Patagonia »
Nikki Kimball « Beaucoup trop discrète par rapport à ses performances. Elle n’est plus chez The North Face mais chez Hoka One One. Un petit bout de femme…mais du tout terrain. Elle a gagné l’UTMB mais elle est tellement humble et discrète que plus personne ne s’en souvient malheureusement »
Rory Bosio « Une folle dingo ! Mais une folle dingo géniale ! Mais bon, à voir si elle cache quelque chose de très triste à l’intérieur »
Elisabeth Hawker « Lizzie c’est « The Queen », la reine de l’UTMB et de l’ultra. J’espère vraiment qu’elle va revenir au plus haut niveau. N’oublions pas qu’elle a encore le record du monde du 24h »
Nathalie Mauclair « Elle arrive dans l’ultra malgré tout un peu tard et je crois que cette année elle a un peu payé les grosses saisons qu’elle a faites avant »
Caroline Chaverot « Je pense que c’est son heure. Elle a fait une énorme saison. Elle a aussi grillé beaucoup de cartouches car elle a été très très loin dans l’état de fatigue et pour moi, malheureusement, c’est la preuve qu’elle ne sait ni s’arrêter ni se gérer. Elle pourrait être très très forte très longtemps mais j’ai peur qu’elle ne disparaisse aussi vite qu’elle est apparue si elle ne met pas un peu le pied sur le frein »
Pamela Reed « Une machine de guerre. C’est marqué sur sa tête : machine de guerre. Je n’ai pas d’autres mots »

RUNNING CAFÉ : Changeons de sujet, parlons de ton sponsor historique : The North Face. Je me souviens, il y a quelques années tu m’avais dit que tu étais en contrat à vie chez The North Face, marque californienne je le rappelle et, je ne te l’avais pas dit à l’époque, mais j’avais pensé que tu délirais complètement. Bon, voilà, aujourd’hui j’ose te poser la question : c’est vrai cette histoire de contrat à vie ?
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : Ah oui oui c’est vrai ! Je suis en contrat à vie chez The North Face et ce, malgré les changements de management qu’il y a eus au fil des ans, comme dans toutes les grandes entreprises. J’aurais pu changer plusieurs fois de sponsor principal car j’ai eu des sollicitations mais je suis quelqu’un de fidèle et je préfère de loin construire une relation dans la durée avec une marque, à partir du moment où elle joue le jeu bien entendu. C’est le cas avec The North Face, surtout depuis que je peux m’investir dans le développement produit, et notamment les chaussures. Auparavant, c’est vrai que les designers et les différents chefs produits à qui j’avais à faire, ne voulaient pas me croire quand je leur faisais des retours négatifs sur leurs chaussures qui n’étaient souvent pas assez légères. En 2013, pour leur montrer que j’étais sérieux, j’ai pris une paire toute neuve qui sortait de la boîte pour prendre le départ de la Trans Gran Canaria en Espagne, une course de 125 km avec 8000 de D+. Il se trouve que cette année-là, bon, je gagne la course, ce qui montre que les chaussures étaient quand même de bonne qualité. Mais le problème c’est qu’elles n’étaient pas assez résistantes : quand je passe la ligne je vais voir les mecs de The North Face et on constate ensemble que mes chaussures sont complètement détruites, bonnes à jeter. Et là ils me disent : « ah oui dis donc, on a un problème en effet ! ». Sans blague !
« Je suis en contrat à vie chez The North Face et ce, malgré les changements de management qu’il y a eus au fil des ans, comme dans toutes les grandes entreprises »
RUNNING CAFÉ : Je me souviens des premières chaussures de trail de The North Face moi aussi. Les modèles étaient en effet plutôt…maladroits, lourds. Bon, ça a changé alors ?
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : Ça n’a plus rien à voir ! Les chaussures d’aujourd’hui chez The North Face, sur lesquelles nous travaillons en tant qu’athlètes, sont de véritables chaussons. En dix ans, on est passé d’une deux chevaux à une Mercedes. Je n’exagère pas. Ce n’est même pas comparable. L’année où j’ai fait le Lybian Challenge avec les premiers modèles The North Face, en 2007 ou 2008 (Sébastien a gagné la course en 2007, 2008, 2009, ndlr) on était à 414g alors qu’aujourd’hui j’ai des chaussures d’ultra trail à 195g !
RUNNING CAFÉ : Pour nous donner un idée de tes doses d’entraînement, est-ce que tu peux me dire combien de km et de D+ tu fais par an ?
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : je cours dans les 6000 km par an, à peu près. Et en dénivelé, je fais une moyenne entre 4000 et 20 000 de D+ par semaine. J’ai des semaines avec un gros gros travail de foncier où je vais faire 200 km à pied et entre 100 et 300 km à vélo.
RUNNING CAFÉ : Mais c’est monstrueux !
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : Oui mais je ne fais pas ça tout le temps, t’es fou ! J’ai des semaines plus tranquilles, où je vais faire entre 100 et 115 km à pied et seulement à pied. Les semaines avant une épreuve, ça dépend de l’épreuve bien sûr, mais je peux faire 60-70 km à pied, sans faire trop de dénivelé là pour le coup afin de me préserver. Sinon en moyenne, par semaine, je vais faire 100-150 km à pied avec de l’entraînement croisé que je rajoute, comme du ski de fond en hiver ou vélo aux beaux jours.
« Gagner l’UTMB ça serait franchement plus anecdotique qu’autre chose. Bien sûr que ça serait mettre une pierre de plus à l’édifice. Je ne le nie pas. Mais c’est loin d’être une obsession pour moi. Je préfère de très très loin re-gagner la Hardrock »
RUNNING CAFÉ : Revenons sur le Libyan Challenge si tu veux bien parce que c’était non seulement une des courses qui a lancé ta carrière mais je crois aussi que tu seras d’accord pour dire que c’était une épreuve rare, malheureusement.
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : Oui, c’était une course coup de cœur, un voyage, une aventure avant d’être une épreuve de course à pied. Il n’y a pas beaucoup de course que j’ai fait plusieurs fois de suite comme celle-là, c’est vrai. Il a bien la Trans Gran Canaria. Pour moi c’est un peu la même chose. Tous les ans, le parcours changeait, les départs et les parcours étaient différents,. Bon, mais c’est fini tout ça, maintenant la course est toujours la même. Forcément ça m’attire moins. Au Libyan Challenge, le parcours ne changeait pas forcément d’une année sur l’autre mais ce terrain était tellement vierge, tellement incroyable, avec des peintures rupestres, un rocher en forme de pied d’éléphant…c’était merveilleux. Je suis bien heureux d’avoir fait cette course trois années de suite parce qu’avec tout ce qui s’est passé depuis la mort de Kadhafi en 2011, je me demande s’il ne va pas se dérouler plusieurs siècles avant qu’un occidental puisse tranquillement remettre les pieds à cet endroit et courir.
RUNNING CAFÉ : Tu n’as jamais fait le Marathon Des Sables si ? Pourtant la course est dans l’Utra Trail World Tour et c’est un désert comme tu aimes.
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : C’est de la course de parisiens ça non ? Franchement, son intégration dans le World Tour c’est une histoire de copinage, ni plus ni moins. Cela dit, c’est certainement une très belle course qui se déroule dans un très bel endroit, et qui a fait ses preuves d’un point de vue de l’organisation mais tu ne m’enlèveras pas de l’idée que c’est de l’aventure mise à portée de main pour des citadins. La plupart des mecs qui font le Marathon Des Sables, vaut mieux pas les mettre sur le Libyan Challenge parce que t’en retrouves aucun ! A partir du moment où il n’y a pas de balisage, c’est mort, ça part dans tous les sens ! Le MDS je ne dis pas que jamais je n’y mettrai les pieds mais je trouve ça quand même très cher pour porter ta propre bouffe lyophilisée pendant une semaine.
RUNNING CAFÉ : Ouais mais toi en tant qu’athlète pro tu ne paierais rien…
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : Je sais, j’ai d’ailleurs déjà été invité plusieurs fois mais à chaque fois j’ai refusé parce qu’il y avait toujours 2-3 petites choses qui me chagrinaient. Je suis invité tous les ans à faire une course un peu similaire au Libyan Challenge : c’est au Tchad, ça s’appelle Le Treg et c’est organisé par Jean-Philippe Allaire. En fait, non seulement je trouve qu’il a piqué le concept à mon ami Jean-Marc Tommasini, l’organisateur du Libyan Challenge, et ça ne me plaît pas trop mais, en plus, j’avoue qu’avec les bouleversements politiques que ces pays-là traversent, en Afrique ou au Moyen-Orient, avec les risques d’attentats et d’enlèvement, je ne me sens plus trop chaud pour y aller. Isabelle, ma femme, me rappelle à juste titre que nous avons des enfants, que j’ai une famille et que je ne peux plus me permettre de faire comme si j’étais tout seul. Ce n’est que de la course à pied, ne l’oublions pas. Le nouveau concept de Jean-Marc à Abu Dhabi, le Liwa Challenge, c’est un truc dans les dunes sur 200 km qui se gagne en 50h, et pour moi ça ne présente pas beaucoup d’intérêt. En Libye, l’avantage c’est qu’on trouvait un mix des dunes bien sûr et des tonnes de cailloux, des sentiers poussiéreux, pleins de terrains différents en fait. On pouvait vraiment courir. C’était aussi cette diversité de terrain qui faisait la valeur de cette course. Mais de toute façon ce genre de pays ça me semble beaucoup trop tendu. Il y a d’autres déserts dans le monde : en Amérique du Sud, en Asie.
« Le Marathon Des Sables ? C’est de la course de parisiens ça non ? »
RUNNING CAFÉ : Est-ce que tu as un truc d’entraînement bien à toi, quelque chose que tu aimes faire, quelque chose qui t’es propre : un truc de malade made in Seb Chaigneau que tu conseillerais à des mecs qui font de l’ultra ?
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : Attends, si je file mes trucs je vais me faire barboter des places sur des courses et puis ça sera plus mes trucs à moi tu vois. Je plaisante. Au fur et à mesure des années, je me suis entouré pour avoir plusieurs voix et si j’ai un conseil à donner aux gens qui veulent faire de l’ultra c’est de toujours chercher à innover pour faire partie des 15% d’innovateurs plutôt que des 85% de suiveurs.
RUNNING CAFÉ : Tes années au plus haut niveau sont clairement de 2009 à 2013, une année exceptionnelle pour toi. En 2009, tu gagnes le Grand Trail du Mercantour, tu fais deuxième à l’UTMB. En 2011 tu fais troisième à l’UTMB, ton dernier podium sur cet event, premier au Lavaredo et troisième à la Trans Gran Canaria. En 2012 tu fais deuxième au Lavaredo, premier à la Trans Gran Canaria. En 2013, enfin, tu fais premier à la Trans Gran Canaria, troisième à l’UTMF et premier à la Hardrock. Est-ce qu’un jour, on va te revoir au plus haut niveau sur l’UTMB : est-ce qu’un jour tu vas nous enlever à tous cette frustration de ne pas t’avoir vu vainqueur sur cette course ?
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : Je ne sais pas si c’est par l’image que j’ai pu donner malgré moi mais quand je fais deuxième derrière Kilian Jornet – en 2009 (Kilian gagne avec plus d’une heure d’avance sur Sébastien, ndlr) ou en 2011 quand je fais troisième, avec cette bataille que nous avons livrée Kilian et Iker Karrera, je crois que nous avons fait vibrer les gens au-delà de ce que nous l’avons imaginé. Aujourd’hui, pour environs 60% des gens que je croise, surtout quand je me balade à Chamonix, j’ai déjà gagné l’UTMB. C’est assez étonnant comme phénomène. Pour ma part, ces deux années-là, je sais que je n’y vais pas pour gagner la course et je suis donc plus détendu. Il y a le lutin espagnol et il est intouchable. Donc, je ne me pose même pas la question. Il faut savoir que l’ampleur de ce qui a été fait en 2011, même moi j’ai eu du mal à prendre le recul nécessaire pour réaliser qu’on avait fait un truc de…dingues. Cette année là, on a fait 179,9 km et 10 302 m de D+…au lieu des 165 km annoncés par les organisateurs. Kilian fait ça en 20h36’ et moi en 20h55’. Ce qui veut dire que sur le parcours d’aujourd’hui, on court en moins de 20h. Ce qui n’a jamais été fait. Le quatrième de l’époque, c’est le hongrois Nemeth Csaba, qui n’est pas un inconnu. Il termine à 1h40 derrière nous, c’est beaucoup. Donc ce que nous avons fait était une performance énorme, comme me l’a d’ailleurs depuis confirmé Didier Curdy, un passionné de statistiques, le maître absolu des chiffres de l’ITRA et de l’UTMB. Pour lui, cette performance ne sera pas battue de si tôt parce qu’elle équivaudrait à faire un 19h30 sur le parcours actuel. Alors pour répondre plus précisément à ta question, je peux dire que oui j’ai envie de revenir sur l’UTMB mais avec comme seul et unique objectif de re-faire moins de 20h. S’il y a 10 personnes en dessous des 20h et que je suis l’une d’elle et bien je serai très satisfait. Gagner la course ça serait franchement plus anecdotique qu’autre chose. Bien sûr que ça serait mettre une pierre de plus à l’édifice. Je ne le nie pas. Mais c’est loin d’être une obsession pour moi. Je préfère de très très loin re-gagner la Hardrock.


« Si j’ai un conseil à donner aux gens qui veulent faire de l’ultra c’est de toujours chercher à innover pour faire partie des 15% d’innovateurs plutôt que des 85% de suiveurs »
RUNNING CAFÉ : On va justement y revenir à la Hardrock. En 2012, tu fais une belle chute à l’entraiment, nécessitant un passage par la case hôpital car tu t’es bien ouvert le genoux. Qu’est-ce que cette épreuve t’a appris ? Est-ce que l’adage « ce qui ne tue pas rend plus fort » est vrai selon toi ?
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : J’ai vraiment commencé ma carrière en 2000 et, jusqu’en 2012 je n’ai eu aucune blessure. Bien sûr j’avais de petites fatigues à un genoux par exemple, mais avec un passage chez le podologue du sport et de nouvelles semelles, ça disparaissait aussi vite que c’était venu. Disons que j’arrivais à ralentir ou même stopper quand il le fallait, gérer et réparer mon corps avant que ça prenne de l’ampleur et donc avant de me blesser plus gravement et pour longtemps. En 2012, quand je chute trois semaines avant l’UTMB c’est pour moi une catastrophe. Je ne sais pas comment mon corps va réagir, comment il va gérer la blessure et si je vais pouvoir revenir au plus haut niveau. Bon, il se trouve que 10 jours plus tard je monte en trottinant au sommet du Mont-Blanc. Mais au moment de l’accident ça je ne le sais pas. Cet épisode dont je me serais bien passé m’a appris que si tu sais gérer les fatigues, les blessures, en faisant attention à ne pas aller trop loin dans les courses et en récupérant suffisamment après, je dis toujours que la récupération c’est la phase cachée de l’entraînement, je pense alors que tu peux vraiment durer dans ce milieu de l’ultra trail. J’ai mis beaucoup de temps à arriver dans le monde l’ultra. Je fais ma première Diagonale des fous à la Réunion en 2005 ! Je suis venu dans ce milieu par les courses à étapes, lentement, en donnant le temps nécessaire à mon corps de s’adapter. C’est l’un des problèmes aujourd’hui : les gens veulent tout tout de suite et j’ai vu beaucoup de gars être très performants tout de suite, faire une course tous les week-end puis disparaître au bout de deux ans à peine. C’est vraiment triste que du talent à l’état brut soit ainsi brûlé si vite.
RUNNING CAFÉ : Tu as raison de soulever ce point qui touche aussi énormément les amateurs. Aujourd’hui tous les mecs veulent faire l’UTMB pour pouvoir frimer dans les dîner alors qu’ils n’ont qu’un ou deux marathons à leur actif, c’est n’importe quoi.
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : Absolument. Pour moi la différence entre un amateur et un professionnel ou semi-professionnel qui court dans le haut niveau, elle est uniquement sur les qualités génétiques du départ. On ne démarre pas tous avec le même potentiel, on a pas les mêmes qualités physiques au départ. Voilà, c’est pour moi la seule différence. Mais tu prends un dossard sur un 100 ou un 125 km, peu importe ton niveau, tu vas faire ton maximum pour être au mieux. Je connais personnellement des amateurs qui se mettent des doses d’entraînements bien plus importantes que les miennes. J’ai lu des blogs où les mecs faisaient quasiment 300 km par semaine. Moi je ne fais pas 300 bornes par semaine. J’ai essayé. J’ai vu ce que ça donnait. A raison de 3 semaines à ce rythme-là, avec 25 000 m de D+ par semaine, physiquement tu peux te sentir hyper bien. Bon, après, si déjà tu ne te blesses pas c’est exceptionnel quand même. Mais le vrai souci c’est que quand tu arrives au départ de la course et bien franchement tu n’as plus envie de courir. Je pense que le mental, le cerveau, c’est 70% de la réussite. Au fil des années, j’ai vraiment compris que les sorties de 7-8h où tu vas barouder loin toute une journée ou toute une nuit, ça peut servir mais c’est pas forcément très utile. Ça use la machine. Il ne faut pas en abuser.
RUNNING CAFÉ : Un mot sur la Hardrock 100 Endurance Run (Silverton, Colorado, 162 km, 10 000 m de D+ et la majeure partie du parcours à plus de 3000m d’altitude). C’est une sorte d’UTMB en plus dur, moins dur ?
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : Non, je pense que ça n’a rien à voir. Et c’est ce qui me retient de faire l’UTMB tous les ans : l’état d’esprit dans lequel c’est fait dorénavant. Je trouve que l’UTMB aujourd’hui, c’est devenu trop commercial. La course a perdu son âme. En 2003, lors de la première édition, on était avec notre sac poubelle sur le dos à 4h du matin sur la place du triangle de l’amitié à Chamonix et on nageait en plein esprit du trail, on était dans l’authenticité. La Hardrock, aujourd’hui, malgré ses 24 années d’existence, a su garder son authenticité et ça ne changera pas. Ils ont 5500 tickets dans l’urne pour le tirage au sort mais ils s’en foutent, ils ne prennent que 140 coureurs, un point c’est tout. Ils ont fait le choix de préserver ça, de préserver les sentiers et les animaux sauvages et la nature dans son ensemble. Et rien que pour ça, moi c’est la Hardrock à laquelle je veux participer. L’UTMB c’est dans mon jardin, ce sont des parcours que je connais bien et ça me rend triste… c’est tellement devenu aseptisé…je sais pas…je trouve ça super dommage.
RUNNING CAFÉ : Mais tout ce que tu dis ce n’est pas nouveau. On peut être pour ou contre mais c’est sûr que ça a évolué, notamment avec la création du World Tour.
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : Et c’est pas fini ! Ils veulent aussi exporter le concept UTMB Chine ou UTMB Asie, un truc comme ça. Ça montre bien leur état d’esprit qui est tourné vers le business, le business et encore le business. Pour moi l’âme de l’UTMB a changé à partir de 2011. Pour moi le World Tour va tuer la pratique et sous peu, ne plus intéresser grand monde. D’abord, il y de plus en plus de courses et donc c’est plus difficile de tout suivre. Ensuite, ils ne sont pas du tout en phase avec les épreuves de Sky Running qui sont pourtant une grosse tendance et, troisième point, ils sont en train d’épuiser les athlètes élites. Les seuls gars qui vont pouvoir tirer leur épingle du jeu vont être les plus malins, comme Antoine Guillon par exemple, qui court toujours à 80% de ses moyens, ou bien encore Christophe Le Saux. Ce sont des mecs qui font un ultra toutes les 6 semaines, qui se calent sur le calendrier du World Tour. Mais je crois que ça va se déconnecter d’avec la vraie pratique de l’ultra. Mine de rien, il faut faire les voyages, ça coûte cher. A l’UTMB, ils ont voulu faire comme aux USA sauf qu’au USA, mis à part Leadville, les courses sont vachement plus limitées en terme de participants, comme la Western States 100 par exemple, où il y a 400 dossards, un point c’est tout.
« Je trouve que l’UTMB aujourd’hui c’est devenu trop commercial. La course a perdu son âme »
RUNNING CAFÉ : Et justement la Western, c’est pas trop ton genre de terrain ça si ?
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : Je l’ai jamais faite celle-là c’est vrai. Mais c’est très roulant, très chaud, humide et moi si j’ai une course à faire aux USA, c’est plus la Hardrock. La chaleur ne me gêne pas mais si tu rajoutes l’humidité, ce n’est plus du tout la même chose. Autant au Libyan Challenge dont on parlait tout à l’heure, quand il faisait 50°C ça ne me gênait pas autant par exemple sur la Trans Gran Canaria je fais une déshydratation alors qu’il fait 24°C, mais avec 80% d’humidité. Bon, après, la Western States 100 même si c’est vraiment fait pour le coureur à pied pur, je pense que j’irai la faire un jour, tout simplement parce que c’est une légende. Je la ferai plus en mode découverte. Depuis 2010, elle se gagne en 15h donc si j’arrive à rentrer sous les 20h je serai content.
RUNNING CAFÉ : Les coureurs américains, est-ce qu’ils ont un état d’esprit différent, une approche différente, comment tu les perçois ?
SÉBASTIEN CHAIGNEAU : Quand tu discutes avec eux, les Scott Jurek ou Joe Grant, mis à part Anton Krupicka qui est un peu hors gabarit je dirais, tu te rends compte à quel point c’est un autre monde. Ils n’ont pas vraiment de matériel obligatoire, le concept des barrières horaires est un truc rare chez eux, tu y vas jusqu’à ce que tu y restes. Et puis ils ne s’embarrassent pas avec plein de réglementations qui partent dans tous les sens. Les américains ont réussi un truc où nous avons échoué : ils ont su préserver la responsabilisation des gens. Chez nous, les ultra trailers sont des assistés et des consommateurs. Et cette race ou cette espèce là de coureurs, elle va malheureusement nous bouffer la baraque. Un exemple : j’ai un copain au Chili qui organise le The North Face Challenge. Sur son épreuve de 20 km, avec un départ à 9h, comme il ne met pas de barrière horaire, il a des coureurs qui a 19h ne sont toujours pas rentrés et quand il leur dit qu’il va les arrêter parce qu’il vont démonter les installations et que c’est terminé ils lui rétorquent qu’ils ont payé et que dans le règlement y’a pas de barrière horaire donc ils exigent leur médaille et leur t-shirts de finisher. T’imagines ?! Là, on est bel et bien dans la consommation. Voilà pourquoi il faut maintenant mettre des barrières horaires partout, demander des tas de certificats médicaux. On est dans la sur-protection parce qu’on a désormais avant tout à faire à des consommateurs de trail. T’as pas de couverture de survie et tu te pèles les miches en haut du col ? Ben c’est tant pis pour toi mon gars, ça fait partie du truc. Je trouve ça vraiment dommage qu’on ait pas su responsabiliser les gens. Tu leur fais une liste du matos obligatoire minimal et après ils se débrouillent. Et sur la Hardrock et les courses américaines de ce type, c’est comme ça que ça se passe. Il n’y a pas de matériel obligatoire sur les courses d’ultra aux Etats-Unis. OK ils ont des ravitos réguliers, notamment sur la Western States, et l’autorisation d’avoir ce qu’ils appellent des « pacers » qui t’accompagnent mais ces aides ne te portent rien, autrement ils appellent ça du « muling » et tu es disqualifié illico. Scott Jurek quand je gagne la Hardrock, il fait mon pacer et il est avec moi sur le parcours mais jamais il ne me donne un truc à manger ou ne me porte mes affaires. Il a eu une très mauvaise expérience en 2006 à ce sujet Scott : il a aidé un jeune, Brian Morrison, sur le parcours de la Western States en tant que pacer mais quand dans les 300 mètres de la finish line, alors que le jeune est premier avec un wagon d’avance il titube et n’est plus capable de marcher seul sans s’écrouler par terre. Scott l’aide à se relever, avec également l’aide d’un autre pacer, Jason Davis. Quand ils passent la ligne tous les trois, les organisateurs disqualifient Brian Morrison et déclare vainqueur le mec qui arrive derrière (Graham Cooper, ndlr). Ça ne rigole pas. Cette année là il avait fait très chaud et seulement 211 des 399 partants avaient fini la course. Mais ça, ils s’en foutent pas mal les américains. Le règlement c’est le règlement.
« Les femmes ? C’est des pitbull ! J’ai toujours préféré entraîner des femmes plutôt que les hommes parce que les femmes ne lâchent jamais rien »
RUNNING CAFÉ : On termine par un petit questionnaire de Proust, toujours intéressant car révélateur.
Le principal trait de ton caractère « Je suis obstiné »
La qualité que tu préfères chez les hommes « Le fait de savoir être festif »
La qualité que tu préfères chez les femmes « L’obstination. C’est des pitbull, ça lâche jamais ! J’ai ainsi toujours préféré entraîner des femmes que des hommes parce que les femmes ne lâchent rien, elles savent aussi se gérer, ne pas se laisser emporter par les hormones comme les mecs. Les mecs c’est des bourrins, c’est des mules et au bout de 30 km tout le monde est cramé. C’est à celui qui pissera le plus loin et au bout d’un moment y’a plus personne qui pisse »
Ton principal défaut « Parfois je m’écoute trop »
Ta principale qualité « Pareil, ma capacité à être obstiné »
Ce que tu apprécies le plus chez tes amis « La simplicité »
Ton occupation préférée « La montagne »
Ton rêve de bonheur « Je l’ai déjà »
Quel serait ton plus grand malheur ? « Être éloigné de ma famille trop longtemps »
A part toi-même qui aimerais-tu être ? « Mon fils »
Où aimerais-tu vivre ? « 3-4 mois de l’année là où j’habite en Rhône-Alpes, 3-4 mois dans le Colorado et 3-4 mois au Japon »
La couleur que tu préfères « Le bleu »
La fleur que tu préfères « L’edelweiss »
La plante que tu préfères « J’en ai deux : l’érable rouge du japon et le cèdre bleu »
L’animal que tu préfères « Le loup »
Ton ou tes artistes préférés « U2 »
Ton héros ou héroïnes dans la fiction « Flash Gordon »
Ton héros dans la vie réelle « Mon fils »
Ta nourriture et boisson préférée « 95% made in Japan pour la nourriture et un bon vin rouge genre Crozes-Hermitage ou St-Estèphe, quelque chose d’assez charpenté »
Ce que tu détestes par-dessus tout « Les cons qui se la racontent »
Le don de la nature que tu voudrais avoir « Un 4ème poumon »
Comment tu aimerais mourir « En montagne »
Ton état d’esprit du moment « J’attends la neige avec impatience »
Ta devise « On est pas là pour acheter un bout de terrain »
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